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Au-delà de son aspect esthétique et de son côté divertissant souvent mis en avant pour la démarche commerciale, l’art en général, dont la musique en particulier, a toujours été un medium de dénonciation, et surtout de conscientisation sociale, notamment pour les créateurs qui s’intéressent à la chose publique. Les œuvres de cette lignée sont légion dans le secteur musical haïtien. Et l’un des derniers titres en date à entrer dans cette catégorie est « Nou Pa Moun Ankò » du groupe KAI.

Logé en dernière position sur « JIJE’M », le deuxième disque de KAI, récemment mis en circulation, n’était-ce pas son contenu textuel, qui fait une poignante plongée dans la crise sociopolitique qui ronge en Haïti depuis des années, ce morceau aurait pu comme tant d’autres, passer de manière inaperçue dans le flot des nouveautés, qui s’empare depuis quelques semaines du marché musical. Mais il y a tellement de ces bons grains qui se distinguent facilement de l’ivraie, difficile que ce titre n’attire pas l’attention du consommateur avisé. 

En effet, en moins de cinq minutes, avec une dextérité propre à l’intelligence artistique, l’auteur du texte (qui a pu compter sur le support de BIC), a presque touché tous les obstacles majeurs qui obstruent la voie du développement à Haïti ; un pays qui se perd depuis plus de trente ans dans un chaos politique de plus en plus dévastateur. Dans un accent ô combien poétique, le parolier a donc laissé parler son cœur et ses émotions avec des mots au contenu révoltant : 

« Nan met linèt solèy nan je lalin

Nou fonse nan fè nwa a tout boulin

Nou pèdi la rezon

Nou pèdi la rezon »

« Nan chache sanble sa nou p aye

Nan penyen lage mache gaye

Nou pèdi direksyon

Nou pèdi direksyon ».

Le phénomène de la migration n’est pas nouveau en Haïti. Depuis la nuit des temps, comme dans presque tous les pays du monde, les Haïtiens s’expatrient sur d’autres cieux à la recherche d’un mieux-être. Cependant, depuis quelques années, la situation prend une ampleur sans cesse grandissante, mettant du coup en péril le développement économique et social d’Haïti. Entre-temps, le pays assiste impuissamment à un flux migratoire de ses jeunes et ses cerveaux, qui tentent par tous les moyens de fuir la misère, le chômage et l’insécurité qui s’installent dans leur pays. Cette situation a interpellé l’auteur du texte : 

« Nan pandye rèv nou tèt anba

Nan pimpe krèm peyi n laba

Nou san destinasyon

Nou san destinasyon ».

Et quant au phénomène de l’insécurité, dont le kidnapping en particulier auquel chaque personne est aujourd’hui exposée en Haïti, notamment dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, où ce sont les gangs armés qui imposent leurs lois et terrorisent la population civile, sous le regard impuissant et parfois complice des autorités, l’auteur de « Nou Pa Moun Ankò » n’y vas pas avec le dos de la cuillère : 

« Machin lanmò a pèdi fren

L ap woule je fèmen

Konbyen san k pou koule

Konbyen rèl pou n rele »

La crise identitaire chez de nombreux Haïtiens, les mauvaises décisions électorales, les turbulences politiques, l’effondrement de l’État, le phénomène de la migration massive, la machine de l’insécurité qui fait pleurer des familles […], presque rien n’échappe à l’observation de l’auteur de « Nou Pa Moun Ankò », qui conclut le travail en lançant un appel en guise d’autocritique collective, pour au moins espérer un meilleur pays pour tous les Haïtiens sans distinction :

« Nou fèmen je n pou n pa wè

Nou fèmen kè n pou n pa wont

Manti n ap bay tèt nou

Manti n ap bay tèt nou 

Nou pèdi pou revè ».

Entre le texte qui traduit la flagrante réalité haïtienne des dernières années, qui est surtout faite d’instabilités politiques, un arrangement musical confectionné avec soin, et le support vocal de Richard Cavé dans l’interprétation, « Nou Pa Moun Ankò » est un petit joyau musical, qui va probablement trouver une place de choix dans la playlist de certains mélomanes et dans les programmations des émotions à caractère politique. Car à l’instar du miroir, ce morceau projette notre reflet, nous plaçant donc en face d’une réalité hideuse, qui mérite d’être soignée.

Osman Jérôme 


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