Les femmes dans la musique haïtienne
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Dans le discours populaire haïtien, la femme est représentée comme le pilier de la société, le gouvernail de la famille, la force motrice du peuple et la gardienne de l’économie. Ce faisant, le secteur musical est dominé par une présence masculine énorme. Ce constat est fait en raison du nombre de groupes en activité jouant le Compas ou le Rap Kreyòl qui sont deux styles musicaux les plus sollicités ou les plus promus. La musique implique un niveau d’effort considérable comme l’a si bien souligné Hyang-Sook Song dans ses travaux où elle explique son dépassement pour arriver à se donner à la musique définitivement[1]. Contrairement à certains pays comme la Corée du Sud où le rôle de la femme reste un sujet sensible à aborder en ce qui concerne le choix de carrière et la responsabilité familiale, en Haïti la situation est différente si l’on tient compte de la réalité. Bien que les conditions ne soient pas les mêmes, cela n’empêche que les groupes féminins se font de plus en plus rares et peinent à se faire une place sur l’échiquier musical haïtien. Toutefois, ce secteur musical enclavé par la dominance masculine semblerait être libéré à chaque fois qu’une voix féminine fait son apparition. Le titre Kansè du groupe Kaï en collaboration avec l’artiste Rutshelle Guillaume paru en 2017 sur le tout premier album du groupe intitulé Champion est un exemple de cette libération. Sans même une vidéo officielle, ce tube a généré plus de 15 millions de visionnements sur YouTube. Ce constat nous amène à nous demander : et si la voix féminine était l’issue de la musique haïtienne ? Pour comprendre cette approche, nous nous proposons d’analyser d’abord les collaborations, ensuite les initiatives personnelles et pour finir, un regard sera porté sur des enjeux relevant de l’ordre social. Il n’est pas convenu ici de dresser un panorama complet des femmes dans la musique haïtienne, mais d’un point de vue caricatural mettre en évidence une construction remarquable et considérable des travaux des femmes. 

Une carrière renforcée

Supposons qu’un élément indépendant, une personne ou une situation peut apporter un changement radical et drastique dans la carrière d’un ou d’une artiste, ce changement pourrait être favorable mais aussi avoir des conséquences néfastes. Dans cette perspective, nous pouvons citer d’une part, l’artiste Garcia Delva qui, dans les années 2000 a hypnotisé toute une jeunesse par son charisme, sa voix imposante mais surtout par son style au point d’attribuer certaines tenues à lui. Malgré sa séparation involontaire avec le groupe Zenglen pour former son groupe personnel en 2003, il n’avait pas cessé de déférer la chronique. Cependant, sa rentrée dans la sphère politique en 2010 a non seulement nourri des suspicions sur sa personnalité, mais sa vie de parlementaire a aussi pris le dessus sur sa carrière artistique. Un comportement qu’il a lui-même critiqué en 2006 sur son album de réconciliation avec Jean Herard Richard dit Richie. Le tube numéro 4 titré A lanvèsur cet album dénommé Yo remele- back to the future[2] paru sous le Label de Venus International Productions, plaide pour le principe “the right man in the right place”. Cette situation fait de l’artiste une personnalité très controversée, d’une part nous retrouvons des gens qui se sont accrochés à l’artiste pour ses œuvres, et d’autre part des personnes qui se retrouvent très hostiles vis-à-vis du politicien qu’il est devenu, soit par rapport au manque de production comme parlementaire/législateur, soit par rapport aux différents scandales dont il fait l’objet. D’autre part, nous pouvons regarder la rencontre de Yole Ledan et Ansy Derose pour arriver au duo Yole et Ansy Derose. Au dire de Yole, elle ne se voyait pas dans une projection musicale mais Ansy a tout changé quand il l’a rencontrée au Québec[3]. De cette union est née une complicité de vie, un engagement social et une carrière condensée. Bien qu’Ansy avait déjà commencé sa route, sa fusion avec Yole sera déterminante dans la consolidation de cette identité et l’authentification d’une musique consciente et patriotique bercée d’amour et d’espoir par le biais des titres comme Fan m peyi mChanson pour HaïtiSi bondyeNou vle” pour ne citer que ceux-là. Si nous considérons Yole et Ansy Derose comme des pionniers de cette configuration, il est aussi important de mentionner Lunise et Richard ainsi que Lòlò et Manzè qui, respectivement entre le groupe Ram et Boukman-Eksperyans, montrent la voie d’un acoquinement musical pérenne. Dans cette nouvelle génération d’artistes les collaborations sont plus présentes toutefois, elles sont moins constantes dans la mesure où des rapports indépendants et particuliers de la sphère musicale entravent la longévité des projets. C’est le cas des aventures de Roody Petuel Dauphin de son nom d’artiste Roody-Roodboy et Rutshelle Guillaume ou encore de Top Adlerman et Misty Jean qui se sont fragmentées non pas par un manque de production musicale mais par rapport à des problèmes relevant de l’ordre personnel, sentimental et social. En dépit du caractère éphémère que reflète certaines de ces collaborations, Nirva Nyri Precil s’engage, jusqu’à présent, dans la perspective de Yole avec son conjoint qui n’est pas seulement un mari mais aussi un franc collaborateur. Nirva affirme que Monvelyno Alexis, à côté de sa mère, contribue à son éveil de conscience pour embrasser le vaudou tant comme marqueur identitaire que pratique religieuse. Elle profite pour faire de sa musique un canal de valorisation du vaudou à travers ses pratiques religieuses et ses rythmes[4]

Il est important de rappeler ici que les collaborations sont de plus en plus dynamiques car les femmes sont généralement appelées à travailler dans des horizons multiples et diversifiés à savoir le rap kreyol, le compas, la musique racine ou encore dans la variété musicale. Phyllisia Ross le prouve avec brio, qu’elle soit accompagnée de Jah Cure dans les titres Call on me et Risk it all, ou avec Marvin Etzioni dans Ma vie sans toi, ou encore avec le groupe Enposib sur le tube Overdose ; elle montre son agilité et sa flexibilité pour s’imposer d’un style musical à un autre. Cette même dynamique est aussi flagrante chez l’artiste Fatima Altieri qui jongle entre le rap et le compas sans aucun casse-tête, elle fait preuve d’une placidité remarquable avec Trouble-Boy ou avec le groupe Kreyol-La. Elle ne montre aucune limite. Nous comprenons, à cet effet, que les collaborations permettent aux femmes de faire valoir leur talent dans des registres différents. Ce qui entraîne un travail beaucoup plus important pour pouvoir développer la capacité de garder l’originalité tout en combattant la monotonie. 

Bien que nous parlions ici des collaborations, il serait impossible de ne pas mentionner les noms de certaines artistes qui ne sont pas dans une prédominance de collabo, certes, mais qui sont parvenues à constituer un point d’ancrage dans le panorama de la musique haïtienne. Nous nous référons directement à des personnalités comme Carole Demesmin, Renette Désir, Stéphanie Séjour et Moonlight Benjamin qui, sur la roulette de la musique vodou, s’embarquent en toute quiétude dans le jazz, le rock ou encore le blues. Marie Clotilde Toto Bissainthe, Emeline Michel et Tamara Suffren quant à elles, puisent de la musique traditionnelle haïtienne pour aller à la rencontre d’une création musicale éclectique, engagée mais surtout imprégnée d’espoir. Selon les critères énumérés par Claude Dauphin pour qualifier la création savante, à savoir la recherche formaliste de la part du compositeur, la démarche réflexive de la part de l’interprète et l’attitude introspective de la part de l’auditeur[5]. C’est à juste titre que nous aurions attribué les travaux de ces personnalités, -comme LesivyèYanvalouSekrè a, Nap chapé respectivement de Carole, Renette,Stéphanie et Moonlight, ou encore DèyTimounSalon pèp, de Toto, Emeline et Tamara-… , à cette configuration élaborée par Claude.

Une génération de femme entrepreneure 

Bien que les informations concernant la vie économique du secteur culturel et artistique d’Haïti ne puissent pas disponibles ou encore inaccessibles, il est, jusqu’à présent, dans la perception de tous que faire du métier de l’art, principalement la musique, est voué à une fin malheureuse dans la mesure où les musiciens et musiciennes se sont confrontés à de grandes difficultés financières au soir de leur carrière. Malheureusement des mauvais précédents sont utilisés pour élucider cette affirmation. Nous pouvons citer Lumane Casimir qui est morte, selon Emérante De Pradines, dans la misère[6] et que le reportage du média Haïti Inter qualifie d’Icône au destin tragique malgré son passage remarquable dans la musique dont on qualifie de première vedette du chant en Haïti[7]. C’est aussi le cas de l’ex-chanteur du groupe Zenglen appelé Gary Didier Perez qui a dû compter sur la levée de fond de Clinton Benoit pour répondre aux frais hospitaliers que nécessite son cas au mois de mars 2021. Face à cette situation, cette génération de femme se veut avangardiste, c’est pourquoi elle se fait de plus en plus remarquer dans des initiatives entrepreneuriales. Parallèlement à la musique, elle profite de leur popularité et de leurs influences et surtout de leur savoir-faire pour entreprendre des activités économiques indépendantes de la musique. C’est dans ce contexte que nous voyons apparaître des projets l’un autant promoteur que l’autre. D’un côté il y en a qui vise les soins de beauté, tel est le cas de la chanteuse Rutshelle Guillaume qui s’est introduite dans le sillage des produits de beauté, avec l’apparition de sa propre marque de produit cosmétique RG-Luxe, proposant d’éveiller la confiance et la beauté chez les femmes. De l’autre côté, il y en a qui s’engagent non seulement dans une vision économique personnelle, mais aussi collective. C’est ce que propose Diskòb mizik dont l’artiste féministe Vanessa Jeudi est membre fondatrice et aussi directrice artistique. Cette dite institution a pour but de monétiser l’écoute de la musique en Haïti, au même titre que D’Music de la compagnie Digicel, en mettant l’accent sur les artistes haïtiens. 

Au cœur des mouvements sociaux

Pendant que les artistes féminines se donnent les moyens nécessaires pour une représentation digne de leur capacité et construire une notoriété dans le milieu culturel et artistique haïtien et se créer une place dans un système économique fragile et complexe, soit par rapport aux différentes collaborations ou des projets personnels soit par rapport à des initiatives économiques parallèles à la carrière musicale, un élément important nécessite un regard particulier vu l’ambivalence et/ou le paradoxe que fait l’objet ce phénomène qui n’est autre que l’utilisation du corps des femmes. Un mécanisme utilisé par quelques artistes masculins dans le carnaval pour stimuler l’attractivité.

Malgré les multiples interventions des différentes ministres, nous pouvons les questionner en termes de suivis, soit par la ministre à la condition féminine et aux droits des femmes en l’occurrence de Marie-Laurence Jocelyn Lassègue en 2007 ou de la ministre de la culture et de la communication Josette Darguste en 2014 pour essayer de contraindre ce fléau, il est de plus en plus récurrent au point que ce sont les artistes féminines qui utilisent leur corps comme atout pour canaliser le public vers une contemplation à la limite pornographique. Entre Marie Bedjine Love David, Darline Desca ou Blondedy Ferdinand nous sommes perplexes à savoir qui veut aller plus loin dans cette aventure. Par ailleurs la nouvelle génération peut compter sur le talent, le sens du travail et de responsabilité de Evenie Rose Tafa Ina Saint Louis, Danola Antoine, Niska Garoute, Marie Rosalie Févilien, ou encore de Anie Alerte qui, dans le cadre du séisme du 14 août 2021 qui a dévasté le grand sud du pays ont laissé tous ses projets musicaux pour mobiliser ses amis et ses fans autour de la cause des sinistrés dans un moment où certains artistes préparent leurs tournées estivales. À cet effet le positionnement de la femme dans ce secteur constitue, de fait, un point de pivot tant dans la qualité de production que dans la conception des gens vis-à-vis du choix de la carrière musicale. 

Noel Peterson Adler
8 mars 2022


[1] Vincent Decleire. Les femmes et la musique. S.E.R. 2008

[2] Gracia & Richie. Yo remele – back to the future. Venus International Productions.2006. https://www.discogs.com/fr/Gracia-Richie-Yo-Remele-Back-To-The-Future/release/10373238

[3] Jojo. Interview w/a Legend: Yole Derose . Wilfrid Petit Frère. 26 septembre 2016. https://www.youtube.com/watch?v=682H0W9g-Ac

[4] Nadège Norvilus. Nirva Précil ak Monvelyno ALexis: Ayiti se rasin libète. Haïti Inter. 15 déc 2020. https://www.haitiinter.com/riva-precil-ak-monvelyno-alexis-ayiti-se-rasin-libete/

[5] Claude Dauphin. Histoire du style musical d’Haïti. Mémoire d’’encrier. Montréal, Québec 2014.

[6] Frantz Voltaire. Sòti nan mereng rive nan Konpa Dirèk, 2008, 1h48min, créole. Schallum Pierre. 27 juillet 2017. https://www.youtube.com/watch?v=cVVBecR3IrA

[7] Haïti Inter. Lumane Casimir, une icône au destin tragique. 26 août 2019. https://www.youtube.com/watch?v=T7bBEg39xdA


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