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Le chiffre d’affaires (CA) demeure un secret bien gardé dans les entreprises haïtiennes. L’utilisation des données scientifiques n’est pas toujours le réflexe des entrepreneurs haïtiens. Très peu d’entre eux se réfèrent à des données primaires ou secondaires quand ils veulent créer une entreprise ou prendre des décisions managériales. Notre rapport opaque avec l’argent, notre banalisation des sciences de la gestion mais aussi la culture ambiante de méfiance encouragent ces comportements. Il s’agit d’un facteur culturel non négligeable chez nous.

Même les entreprises haïtiennes les plus structurées ne rendent pas leur chiffre d’affaires public, exception faite des institutions financières, principalement bancaires, qui le font par obligation légale. Les rares chiffres disponibles sur la taille des affaires des entreprises sont fournis par la Direction Générale des Impôts (DGI) et dans une moindre mesure par l’Administration Générale des Douanes (AGD).  La DGI publie chaque année, par ordre d’importance, la liste des plus grands contributeurs à l’assiette fiscale. L’AGD en fait de même pour les plus grands importateurs en termes monétaires.  Concernant les chiffres de secteurs d’activités, seuls les chiffres des banques et des caisses populaires sont publiés trimestriellement par la BRH de manière assez détaillée. La publication de ces chiffres telle que le fait la BRH est un coup de pouce et une subvention aux entreprises du secteur qui disposent ainsi, sans dépenser, de données fiables pour leur planification stratégique, leurs stratégies de croissance et leurs choix de marchés.

Seuls les chiffres peuvent être considérés comme des indicateurs clé capables de dire la vérité sur l’évolution des marchés. Sans les chiffres, toutes les considérations relatives aux marchés ne peuvent être que le produit d’une perception variable selon les individus. Rendre publics les chiffres sur l’évolution d’un secteur d’activité par les entreprises aiderait à la dynamisation du marché considéré.

L’opacité évoquée ci-dessus est d’autant plus évidente dans le secteur du show business haïtien.  La rétention de l’information chiffrée et financière y est beaucoup plus corsée. Plus d’un se questionnent tous les jours sur le chiffre d’affaires de nos groupes musicaux, notamment les plus actifs. Le débat sur le groupe leader sinon les groupes leaders du marché musical haïtien revient tous les jours dans l’opinion. Kiyès kap menen nan « HMI » la?

La réponse à cette question est toujours laissée à la perception, aux devinettes et suppositions alors qu’avec des données chiffrées, on pourrait répondre scientifiquement à cette question et couper court aux discussions stériles. Le calcul du chiffre d’affaires des différents groupes musicaux sur une période donnée constitue un exercice comptable qui ne peut mentir à ce propos. Le nombre de contrats honorés par un groupe sur une période donnée peut déjà dire long sur la demande qui existe pour ce groupe sur ce marché où la concurrence tend à devenir de plus en plus dense, considérant le nombre de groupes en activité, ceux qui se battent encore pour se tailler une place dans le secteur et ceux en formation.

Les animateurs de débats autour des groupes musicaux leaders, se réfèrent-ils intentionnellement à des paramètres subjectifs quand ils analysent l’évolution du marché dans le but de satisfaire leurs sensibilités, leurs groupes ou leurs intérêts? Ou est-il un fait qu’on ne peut pas avoir accès à des données pouvant nous permettre d’évaluer sans passion aucune l’évolution du secteur musical haïtien?

Nous avons tout simplement consulté le compte X (le compte Twitter) du groupe Klass où est publié trimestriellement le calendrier du groupe qui se veut être le groupe musical haïtien le mieux structuré et le plus discipliné de sa génération. Klass, c’est le groupe musical le plus stable de l’industrie musicale avec le changement en douceur de deux guitaristes après 11 ans d’existence, au moins 241 jours de travail pendant l’année 2023 dont 104 séances de répétition, en raison de 2 jours par semaine, résultat du jeu d’ensemble impeccable du groupe et du travail de l’un des meilleurs ingénieurs de son dans le Compas Direct, Grégory Chéry, depuis 7 ans.

Sur ce compte, on retrouve des informations qui peuvent être très utiles à l’analyse de la carte de la demande du groupe.   Les dates des prestations, la nature des événements, les lieux et les zones géographiques des activités sont autant de données que nos groupes musicaux peuvent utiliser pour se renforcer, se positionner ou se repositionner sur le marché dans le cadre de la mise en place de nouvelles stratégies, selon l’objectif visé.

Les données recueillies dans les quatre calendriers du groupe Klass indiquent que la bande à Ritchie et Pipo aura honoré cent trente-sept (137) contrats de performance au cours de l’année 2023 (si les prestations programmées de la date de rédaction de cet article jusqu’au 31 décembre 2023 se réalisent comme prévues). Les orchestres Septentrional et Tropicana savaient honorer plus de 200 contrats sur l’année avant l’asphyxie de toute l’économie d’Haïti par les gangs. Les fêtes champêtres occupent une grande part dans les chiffres d’affaires de ces deux prestigieux ténors du nord. Un groupe comme Klass aurait pu atteindre ces chiffres du temps où les tournées des saisons estivales et fêtes de noël et de fin d’année étaient possibles en Haïti.

Soixante-deux (62) des prestations de Klass ont été réalisées en Floride, ce qui représente un pourcentage de 45%, contre quinze (15) à New York City soit 10,94%.  Dans le reste du nord des États Unis (New Jersey, Boston, Long Island, Philadelphie, Indiana, North Carolina, Atlanta, Kansas City, Spring Valley) le groupe aura honoré 18 prestations soit 13,13% de ses prestations.

En dehors des États-Unis, le groupe a réalisé au total quinze (15) prestations, soit 10,94% des activités courantes du groupe sur l’année 2023. Ces performances live ont conduit Klass 2 fois en République Dominicaine pour 5 prestations, 3 fois à Montréal et 1 fois à Saint Laurent, la ville de Québec, Ottawa, les Iles Turques, la Martinique, Nassau Bahamas. Cette année, la bande à Ritchie et Pipo n’est pas allée à Paris, l’une des villes où le compas a une certaine demande.

En ce qui a trait à la typologie des prestations, nous avons pu relever, dans le calendrier du groupe, 21 galas, brunchs et fêtes privées réalisés à travers les États-Unis et 8 participations à des festivals. Ces chiffres représentent 21,16% des contrats de performance du groupe. Les 17 février, 21 et 26 mai, 16 juin et 10 décembre 2023, deux (2) prestations étaient programmées. Le groupe a pris congé du 7 au 16 avril, les 7, 8 et 9 juillet et les 10,11 et 12 novembre; ce qui représente 16 jours de pause.

Klass a manqué 2 grands rendez-vous cette année dont l’unique occasion de performer sur le sol national depuis déjà 4 ans pour le gala des 60 ans de l’orchestre Tropicana d’Haïti au Cap-Haitien dont l’annulation a été annoncée dans une note publique et sa tournée qui était prévue en Afrique.  Le groupe a été absent dans cette activité sans pourtant fournir aucune explication au public.

L’analyse du calendrier nous a aussi permis de réaliser que la bande à Ritchie et Pipo a partagé sa scène 3 fois avec Djakout # 1 et VAYB, 2 fois avec Disip, Harmonik, 5 Lan, Bedjine & Kadilak, Annie Alerte et Rutshelle Band et 1 fois avec Gabel, T-Vice, Oswald band, Kreyol la, Darline Desca et Tony Mix.

Le nombre et le type de prestations du groupe nous permettent de faire une estimation approximative du chiffre d’affaires généré par ces activités pour l’année calendaire 2023, à défaut des chiffres réels que seul l’accès au registre comptable de l’entreprise nous permettrait d’obtenir. Cependant, le prix d’un groupe comme Klass varie entre 10,000 dollars au moins en Floride, environ 12,000 dollars et plus dans le reste des États-Unis, 16,000 dollars dans les Antilles et 20,000 dollars au moins en Europe. Ces chiffres nous ont été fournis par Akinson Belizaire (Zagalo) qui a représenté le groupe pendant 5 ans en Haïti et Philippe Saint-Louis, figure emblématique du milieu.

Partant de la formule que le chiffre d’affaires est la somme des ventes de biens ou de services (hors taxes) par le prix unitaire, nous pouvons supposer que les 62 prestations en Floride ont rapporté 620,000 dollars (62 X $10,000).  Dans la même logique, nous pouvons estimer le revenu des 33 prestations à New York City et le reste des États Unis à 396,000 dollars (33 X $ 12,000). Ainsi, le marché américain représenterait des revenus de 1,016,000 dollars américains. Considérant le prix unitaire de 16,000 pour des prestations hors des États Unis, les 15 performances auraient ajouté 240,000 dollars américains dans les caisses. Ainsi, nous arrivons à une estimation de 1 million 256 mille dollars comme chiffre d’affaires minimal de Klass pour l’année 2023. Nous avons écrit au maestro du groupe, Jean Hérard Richard (Ritchie), qui n’a pas réagi à nos messages. Mais ces chiffres qui sont des hypothèses ont été partagés avec un membre du groupe Klass qui s’est gardé de tout commentaire.

En résumé, la Floride peut être désignée le premier marché du groupe.  Il y réaliserait 49,36% du chiffre d’affaires de ses prestations, contre 31,52% dans le reste des États-Unis et 19,10% hors des Etats-Unis.

Le chiffre d’affaires est un exercice comptable, le tableau de bord de gestion de l’entreprise. Il représente le premier indicateur de performance des ventes d’une organisation.

L’analyse et l’interprétation de ces données sont d’une importance capitale pour tout groupe de l’industrie musicale voulant se positionner sur le marché ou par rapport à ses concurrents. Ce tableau de bord est un outil de gestion incontournable pour la prise de décision au sein de toute société.

La disponibilité des chiffres d’affaires des autres groupes musicaux nous permettrait de les classer sur le plan de la demande globale mais aussi par marchés et publics. Un musicien très influent du secteur m’a confié qu’il a été contacté par un promoteur étranger qui voulait avoir des chiffres, ne serait-ce qu’approximatifs, sur le secteur musical haïtien dans le but d’évaluer le niveau de risque par rapport à d’éventuels investissements dans l’industrie. Ses démarches auprès de Djakout # 1 et de T-Vice se sont révélées vaines. Il n’a même pas osé penser à aborder ce sujet avec certains autres groupes et musiciens du milieu m’a-t-il expliqué.

Le carnaval de Port—au-Prince a été dans le temps la plus grande plateforme d’exposition de nos groupes musicaux. La performance d’un groupe musical au défilé des trois jours gras était un indicateur qui présageait un certain succès pour le groupe sur les 12 prochains mois. Annoncé au Barcklay‘s Center à New York le 31 décembre 2023, Konpa Kingdom qui va réunir 7 groupes et artistes compas et le rappeur Baky Popilé, pourra-t-il devenir la prochaine plateforme ou une vitrine d’exposition du Compas Direct sur le marché international?

Cet article met en lumière comment les chiffres pourraient aider une entreprise du secteur musical à mieux comprendre son marché, ses forces et faiblesses mais aussi à mieux définir sa stratégie pour gagner de nouveaux clients et fidéliser son « fan base ». Si progressivement, les groupes musicaux haïtiens peuvent être amenés à se référer aux données internes et externes à leur entreprise pour prendre des décisions stratégiques, les voir publier leurs chiffres est une gageure qui demanderait un stimulus ou des stimuli.  La structuration de l’industrie musicale, la remise de prix et distinctions basés sur les chiffres pourrait être un incitatif à la publication de ces chiffres.  La DGI pourrait aussi aider les entreprises en publiant les chiffres d’affaires par secteurs d’activités.  De même, les régulateurs de chaque secteur d’activités devraient suivre l’exemple du régulateur du secteur financier, en l’occurrence la BRH, et fournir des données détaillées de l’évolution du secteur. Cela inciterait les entreprises non seulement à mieux performer mais aussi à mieux comprendre la réalité de leur marché.  Les chiffres par secteurs aideraient aussi l’État à adopter de meilleures politiques publiques puisque les décisions seraient appuyées par des données plus ou moins fiables. Mais nous n’en sommes pas encore là.  L’État haïtien doit d’abord se renforcer pour créer un environnement sécuritaire et légal propice à la transparence financière dans tous les secteurs.

Pour l’année 2024, espérons que cet article aura le bénéfice de sensibiliser les groupes musicaux à l’importance des chiffres.  Espérons aussi que le ministère de la Culture y verra la nécessité de forcer le secteur à être plus formel et plus transparent par le biais d’une législation et d’incitations non punitives.  Quant à la DGI, nous souhaiterions la voir publier les chiffres de la performance des différents secteurs de l’économie dont le secteur musical.  Ce sera au bénéfice des groupes musicaux et de l’État aussi.  Car si, comme le souhaite Yves Joseph (Fanfan Ti Bot) du Tabou Combo, nous développons une culture business de la musique, celle-ci peut aider à la construction d’une véritable industrie musicale et à en faire un puissant vecteur de création de richesse pour répéter Jacky Lumarque, recteur de l’Université Quisqueya.  

Pierre Phaill Goudou

Spécialiste du marketing

Journaliste radio IBO


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