Libonet Fénélus
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Cher ami Eliezer,

J’ai lu avec beaucoup d’attention la « Lettre aux absents » qui nous a été adressée. J’avoue avoir été très ému et cela m’a rendu encore plus nostalgique. C’est toujours très difficile de voir son rêve partir en fumée, mais c’est encore plus dur de te voir mourant avant même de constater la mort de ton rêve. Certaines fois, il faut savoir fermer son rêve dans une petite boite bien protégée et attendre de bonnes occasions pour qu’il puisse se réaliser avant d’être crevé de faim, d’une balle motivée ou d’une balle perdue. 

En 2006, j’ai fait connaissance à Saint-Marc, d’un groupe de jeunes artistes-universitaires qui avaient monté une structure dénommée GRENN PWONMENNEN. L’idée était de développer une dynamique des pratiques littéraires et culturelles à travers des formations en théâtre, en écriture et en peinture. Parmi ces jeunes, il y avait Jimmyca Laurent, Ernst Alcéus, Doc Wor, Kevens Prévaris, Max Raymond Jr, Boukman entre autres. Dans cette même année, soit quelques mois après, j’ai rencontré Guito Thélusma et Patrick Joseph qui, eux aussi, étaient présents dans la cité de Nissage Saget pour assurer une série de séminaires de formation en théâtre au nom de la COSAFH, euh oui je dis COSAFH mais c’était en 2006. Et grâce à cette compagnie, j’ai eu la chance d’assister à un spectacle de théâtre au REX THÉ TRE avant que cette salle n’existe plus. À partir de ces rencontres, mon amour pour le théâtre commençait à prendre forme. En 2009, j’ai intégré la troupe de théâtre KARAKO VANYAN qui, au fil des ans est devenue PALTO VANYAN, dirigée par Jhon Vanyan. Cette même année, j’ai intégré le Petit Conservatoire « École de théâtre et des arts de la parole » où j’ai eu une formation en théâtre sous la direction de Daniel Marcelin.

Comment vivre d’un métier qu’on aime dans un pays où l’instance qui est censée gérer ce métier ne reconnaît pas légalement que tu as un statut professionnel de comédien et que tu es un professionnel du genre ? Comment vivre d’une discipline artistique que tu passes ton temps à apprendre dans un pays où on crée des spectacles sur le qui vivre ? Comment vivre dans un pays où la subvention des créations artistiques n’existe presque pas ou reste clanique ? Comment vivre dans un pays où tu ne peux pas établir un budget annuel par rapport à tes projets artistiques alors que tu es artiste ?

Mon chèr Eliézer, tu disais dans ta lettre « À une époque, vous étiez aussi une promesse, un espoir. Beaucoup croyaient que cette génération, la nôtre, allait donner un souffle nouveau à la scène. Pourtant, vous avez abandonné, vous avez tout laissé tomber ! Pourquoi ? ». Je n’ai pas abandonné, je n’ai pas tout laissé…dans un pays où l’on est confronté à toutes sortes de violences il faut savoir se mettre à couvert. 

On compte aussi de la violence quant au droit de vivre décemment de nos créations artistiques. Sans compter de la violence étatique par la banalisation de la vie des gens qui vivent dans le pays. Entre 2009 et 2017, je jouais un ou deux spectacles par an. J’ai participé comme comédien au Festival Haiti couleur-Haiti chaleur au Cap-Haitien, au Festival Mèt Lawouze à Petit-Goave, au Festival Quatre chemins à Port-au-Prince, au Festival Cap Excellence en Guadeloupe ; j’ai joué sous la direction des metteurs en scène comme Fritz Events Moïse (John), Billy Elucien, Lesly Maxi, Daniel Marcelin ; je pourrais dire que je vivais du théâtre mais en tant qu’enseignant. J’étais responsable des activités théâtrales à l’institution Saint-Louis de Gonzague, j’enseignais l’éducation artistique et esthétique au Collège la Providence Cambry-Loiseau, j’enseignais les pièces classiques au Collège Excelsior et j’étais responsable des activités culturelles au Collège Gérard Armand Joseph. Tout cela parait joli, au sens comique du terme, mais ce n’était pas beau quand on pense à la charge quotidienne dans un contexte où on n’est pas sûr de pouvoir rentrer chez soi quand on est sorti. Octobre 2017, j’avais décidé de quitter le pays pour voir ce qu’il y avait ailleurs, c’était aussi pour pouvoir m’assurer d’un avenir meilleur pour moi et ma famille. Tu sais aussi bien que moi, la famille en Haïti ne se résume pas au père, à la mère et à l’enfant, il y a aussi tantes, oncles, cousins, cousines, amis…

Août 2018, après avoir vécu dix (10) mois chez l’Oncle Sam, contre toute attente de certaines personnes, dont mes proches en particulier, j’avais décidé de retourner en Haïti. Oui, mon ami. J’avais décidé de réhabiter ce rêve. Chance étant de mes côtés, j’ai repris mes cours et en même temps j’ai essayé de travailler sur de nouveaux projets artistiques. J’ai toujours cru qu’on doit s’impliquer dans la vie sociale et politique du pays. C’est pourquoi je me mettais toujours aux côtés des gens qui revendiquent le bien être pour tous à travers les rues. Les jours passent et ne se ressemblent pas. En 2019, j’ai connu des jours bien plus sombres qu’avant, la rentrée des classes était incertaine, les manifestations de rue contre le gouvernement d’alors sont devenues plus fréquentes, et entre tout ça, je regardais ma fille de deux ans qui ne m’avait pas demandé de la mettre au monde qui mérite d’avoir au moins l’essentiel. Mais hélas, le pays n’offre pas grand-chose. Alors j’ai penché sur les 10 mois d’expériences que j’ai eu à vivre aux États-Unis entre 2017 et 2018, j’ai pensé à cette carte de résidence permanente avec laquelle je pourrai travailler et j’ai une seconde fois refait mes bagages en septembre 2019.

Je n’ai pas en tête de quitter le pays indéfiniment. Pour preuve, malgré l’insécurité généralisée qui gangrène nos quotidiens, j’y suis déjà retourné à plusieurs reprises. Je suis content de voir de nouveaux visages qui s’affichent aux différents festivals de théâtre durant les années, je suis content de voir des créateurs et des opérateurs culturels qui ne lâchent pas malgré les difficultés. Merci à vous parce que vous ne laissez pas mourir le théâtre et j’en profite pour dire une grosse merde aux comédiens et aux comédiennes qui s’apprêtent à performer dans les jours qui viennent. J’ai hâte de retourner sur une scène ou un plateau et je ne suis pas trop loin, parce que pour l’instant je travaille comme assistant scénographe dans une production de film. 

Mon cher Eliézer, j’espère avoir répondu à ta question. Bon festival à toute l’équipe de « EN LISANT ».

Libo

04/12/2021 New-Jersey


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